Boulard on Caraion (2020)

Marta Caraion. Comment la littérature pense les objets: théorie littéraire de la culture matérielle. Champ Vallon, 2020, pp. 576. ISBN 979-10-267-0908-4

Quelle est l’importance des objets du quotidien en littérature ? Comment saisir l’importance de la littérature dans la constitution d’une pensée critique de la culture matérielle de l’âge industriel ?

Comment, avant la sociologie, la philosophie et l’anthropologie, la littérature a-t-elle pensé la biographie des objets ? Comment peut-on (re)lire les textes de fiction majeurs du XIXe siècle pour en dégager aussi bien l’objet qui en sera le “pivot définitoire” (66) que le système de valeur qu’il génère ? Marta Caraion nous offre des éléments de réponse précieux dans ce livre Comment la littérature pense les objets. Théorie littéraire de la culture matérielle, consacré à une réflexion théorique sur le matériel en littérature. Peu d’études peuvent se targuer de rivaliser avec l’ampleur de celle que nous propose ici Caraion qui offre au lecteur 500 pages de réflexion approfondie sur le sujet.

L’ouvrage est constitué de deux grandes parties. Cette division témoigne de la démarche de l’auteure : aborder dans la première partie tout ce qui tient de l’identité hybride de l’objet et la tension à l’œuvre entre l’unique et le reproductible, pour, ensuite, aborder en seconde partie la question de la mémoire, articulée entre inscription mémorielle et délitement du matériel. L’importance des références convoquées ne réside pas tant dans les analyses théoriques savamment articulées, que dans l’ambition affichée de montrer comment, exemples à l’appui, “l’objet fait récit” (16).

Cet ouvrage est une étude précieuse pour les dix-neuviémistes et lecteurs aguerris se cherchant de nouveaux “objets” d’étude. L’articulation de ses deux grandes parties divisées ensuite en petits chapitres permet une lecture aisée et les grandes lignes de réflexion, clairement exposées en introduction, sont scrupuleusement suivies.

La première partie, intitulée “L’unique et le reproductible : l’identité hybride”, extrait deux dynamiques imbriquées qui découlent de la pensée que Walter Benjamin expose dans “L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique” : la question de l’unicité de l’objet, et la valeur éthique de son authenticité (œuvre d’art, machine), d’une part ; d’autre part, la série, incluant dans cette réflexion industrialisation, collection, photographie. Caraion interroge le statut de l’objet en regard avec le statut de l’œuvre se servant de la littérature comme “plaque réfléchissante” (88).

Sous l’égide de cette imbrication unique/reproductible, où antinomie et paradoxe permettent de présenter des perspectives contrastées, sont alors possibles l’articulation de larges débats sur les arts, la technique et l’industrie qui animent la société du XIXe siècle.

Trois chapitres qui vont de pair [“Des machines pour chef-d’œuvre” (130), “De quelques moteurs d’exception” (140), “L’hypothèse d’une mutation ontologique : la machine humaine” (163)] présentent différentes “machines littéraires” chez Zola, Hugo, Verne, Adam ou Villiers de L’Isle Adam et questionnent le positionnement de la littérature face aux interrogations esthétiques que le monde technologico-industriel soulève (139). En revanche, les enjeux doubles de la collection présentée comme un “paradoxe” (230), entre relation intime aux objets et phénomène collectif de démarcation sociale, permettent de se confronter à tous les enjeux qui entourent l’objet au XIXe siècle : la valeur esthétique (Balzac), le pouvoir émotionnel et social de l’objet d’art (Chanfleury), la monumentalisation de l’intime (frères Goncourt), etc. Les objets “fantastiques”, hybrides, présentent quant à eux un point de vue unique sur le monde dont ils renversent les codes de lecture en questionnant les transformations morales et psychologiques que le matériel impose (287).

Dans la deuxième partie de l’ouvrage, “Objets et mémoire”, Caraion montre comment la littérature a fait jeu de ces objets dits “ de mémoire” en les posant comme “principe directeur des récits” (314).

Cette partie postule l’existence de deux types d’objets mémoriels, l’objet-temps, dont la fonction est d’incarner la mémoire d’un temps passé, et l’objet-trace, qui matérialise le mécanisme sémiologique et psychique du deuil (316). Pour traquer les formes multiples des objets-mémoire et réfléchir aux différentes dimensions mémorielles qui les sous-tendent, l’auteure convoque les textes de Rodenbach, Villiers de L’Isle-Adam, Maupassant, Verne, Flaubert, Mirbeau, Zola, Robida, Hugo, Janin, Chateaubriand…

Les premiers chapitres [“Évidence mémorielle des objets” (320) ; “Objets reliques I” (326) ; “Culture matérielle” (340) ; “Objets reliques II” (359)], mettent en avant l’association objet de deuil / relique en tant qu’elle permet de penser différents usages sociaux ; la photographie devient ainsi la première étape de la “mécanisation de la mémoire” (367). Les chapitres suivants (7 à 13) proposent une réflexion sur la valeur sémiologique des objets, dans ce qui lie le temps intime au temps historique. Reliquaire, “trouvaille” dans le magasin d’antiquaire, ou encore rebus ou déchets, les objets ne sont pas qu’un “effet de réel” (391), ils témoignent aussi de la désillusion historique, du désenchantement du siècle ; ils “structurent un courant de pensée commun” (517). L’écrivain constructeur et “restaurateur de mondes” (433) est celui qui en explore la force métonymique. Ainsi, le rebus, le haillon ou le tesson, comme la guillotine, valent toutes les richesses muséales, et ce qui revient des égouts (cf. le chapitre de l’égout dans Les Misérables), est aussi fascinant que ce qui sort de la boutique de l’antiquaire (Balzac) : ces objets médiateurs désignent les conditions de réémergence du passé.

On pourrait toutefois reprocher à l’ouvrage une perspective trop large, des réflexions générales qui mériteraient d’entrer plus dans le détail, certaines, par ailleurs, reprenant des objets déjà bien étudiés (par exemple, le bateau à vapeur des Travailleurs de la mer, déjà largement analysé dans de nombreuses études). Mais l’auteure elle-même le rappelle : l’objectif principal de l’ouvrage est de poser les bases d’une théorie générale des objets, de “donner à lire un mouvement” (507) en montrant le rôle essentiel de la littérature dans la pensée critique de la culture matérielle et l’ébranlement que celle-ci a provoqué dans l’ordre des catégories existentielles et esthétiques. À la critique désormais, de s’emparer de ces pistes de lecture pour tenter d’explorer plus loin ce que l’on pourrait appeler, en reprenant le titre d’un livre de Philippe Bonnefis, La logique de l’objet.

Stéphanie Boulard
Georgia Institute of Technology
50.1-2