Wang on Mallia (2018)

Mallia, Marilyn. Présence du roman gothique anglais dans les premiers romans de George Sand. Classiques Garnier, 2018, pp. 281, ISBN 978-2-406-07451-9 

Comme son titre l’indique, l’ouvrage de Marilyn Mallia—issu d’une thèse de doctorat lauréate du Prix de la George Sand Association en 2015—nous invite à réfléchir sur les premiers romans de George Sand dans la perspective du genre gothique anglais, que la romancière connaissait bien. À travers quelles stratégies de réécriture Sand remanie-t-elle des motifs gothiques pour réfléchir, d’un point de vue idéologique, à la condition féminine et à la politique sexuelle de son époque? C’est la question majeure du livre, autour de laquelle, dans une optique historique, l’auteur effectue une analyse textuelle d’un corpus de romans de la première période de la carrière littéraire de Sand: Indiana (1832), Valentine (1832), les deux Lélia (1833, 1839), Mauprat (1837), Consuelo (1842–43) et La Comtesse de Rudolstadt (1843). 

L’introduction de l’ouvrage,qui établit la base théorique et méthodologique de toute l’étude, présente en détail le contexte intellectuel dans lequel le genre gothique anglais apparaît. Elle expose aussi ses auteurs représentatifs et introduit ses implications politiques et sexuelles, dont Sand se servit dans la création de son œuvre. Mallia évoque également dans cette partie la notion d’“influence positive,” un outil critique clé qui lui permet d’examiner de quelle manière Sand, dans ses premiers romans, remodèle les trois dimensions du genre gothique: le dédoublement féminin, l’itinéraire gothique de l’héroïne et le dénouement problématique. L’exploration de ces aspects s’effectue respectivement dans les trois chapitres principaux du livre. Dans le premier, intitulé “Le dédoublement de l’héroïne gothique sandienne,” l’auteur relie l’héroïne de Sand au modèle anglais de l’héroïne gothique dédoublée, présenté surtout chez Ann Radcliffe. Elle réfléchit ainsi à la manière dont le motif du dédoublement sert de vecteur idéologique et affectif privilégié dans les premiers romans de Sand. Ses analyses montrent que le remodelage du sujet du dédoublement permet à la romancière d’“expérimenter les options possibles pour l’identité féminine au sien du Code [Napoléon], et d’en repousser les limites” (127). 

Sous le titre “Itinéraires gothiques sandiens,” le deuxième chapitre interroge les éléments psychologiques et physiques de l’itinéraire gothique de l’héroïne sandienne. L’analyse se concentre sur trois axes: la mise à l’épreuve, la claustration volontaire et l’initiation. L’étude dece thème montre que le “cheminement” est un moyen essentiel par lequel l’héroïne acquiert une plus grande liberté et un plus grand pouvoir d’action. Le troisième chapitre, “Leçons sandiennes: fin, buts et dénouements,” révèle le fait que l’impasse, l’ambiguïté et la contradiction du dénouement du roman gothique hantent aussi le roman sandien. Dans cette partie, l’analyse montre que ces problématiques apparaissent chez Sand plutôt comme une série d’expérimentations à travers lesquelles la romancière interroge le modèle gothique et la situation féminine pour atteindre ses fins idéologiques. Selon Mallia, l’impasse gothique du dénouement devient effectivement une étape féconde de l’itinéraire de Sand qui, en tant qu’écrivain, est “éternel questionneur” (242), croyant toujours aux progrès de l’humanité. 

La conclusion de l’ouvrage présente un bilan des découvertes auxquelles amène l’étude du gothique sandien, tout en orientant les réflexions du lecteur sur trois aspects importants: la question du “gender” chez Sand, le statut de la romancière au sein d’une tradition européenne du roman gothique et la vie intellectuelle de l’écrivaine. L’auteur affirme que Sand, qui se réapproprie le genre gothique anglais d’une manière active, évoque en effet dans ses premiers romans “un gothique politisé, empreint de l’influence de différents praticiens du genre, qui sert à aborder les problématiques féminines, sociales et politiques de son époque” (249). À travers une telle piste de recherche, l’ouvrage propose de considérer la réécriture du roman gothique comme un fil conducteur permettant d’effectuer une analyse plus riche des romans de Sand. Il invite aussi à explorer de nouveaux points de tension privilégiés par la romancière. 

Depuis longtemps, la présence de références au roman gothique dans l’œuvre de Sand apparaît comme une dimension sous-évaluée sinon négligéepar les critiques sandiens. L’étude de Mallia constitue le premier ouvrage complet qui entreprend de combler cette lacune au moyen d’analyses détaillées, nuancées et méticuleusement organisées. Ses arguments, solidement fondés sur une parfaite connaissance du genre gothique et de l’œuvre sandienne, ouvrent sans doute de nouvelles perspectives pour éclairer les stratégies textuelles mises en œuvre par Sand, qui lui servent à exprimer ses pensées politiques sur le genre sexuel. Ils inspirent également les chercheuses et chercheurs sandiens, les invitant à réévaluer la position de l’écrivaine par rapport à un héritage littéraire hors de l’Hexagone, ainsi qu’à reconsidérer la vie intellectuelle de Sand, considérée comme la femme auteur la plus importante du XIXe siècle. Ce livre pourra intéresser tous les spécialistes des études sandiennes. Il constituera également sans doute une référence importante pour la recherche sur les rapports entre le genre gothique et le romantisme, en particulier dans une perspective comparatiste.  

Ying Wang
Pace University at New York
Volume 48.1–2