Bernadet on St. Clair (2018)

St. Clair, Robert. Poetry, Politics and the Body in Rimbaud: Lyrical Material. Oxford UP, 2018, pp. 271, ISBN 978-0-19-882658-3

Il n’est guère aisé de se frayer une voie originale dans le champ des études rimbaldiennes, encombrées par de nombreux travaux et exégèses, sur la base d’une œuvre (ou d’une non-œuvre) à peine éditée du vivant de l’auteur et surtout très circonscrite au plan quantitatif. Il reste que le renouveau de la lecture dépend comme toujours du point de vue théorique qui la gouverne. C’est en tout cas ce qui explique la réussite de cet essai à la fois dense, complexe et inspirant, à la mesure du défi que s’est donné Robert St. Clair.

Il importe de souligner que l’ouvrage s’intéresse en premier lieu au Rimbaud première manière et, par conséquent, au corpus en vers des années 1870–71, sans exclure plusieurs incursions du côté d’Illuminations et plus fréquemment d’Une saison en enfer. Pour autant, il ne s’agit pas de capter un écrivain en devenir comme s’il s’accomplissait uniquement à partir de 1872 ou dans la transition critique qui le conduit au poème en prose. Certes l’accent est constamment porté sur “the materiality of poetry” (14) mais, de l’appareil lexical ou rhétorique au vers, ses traits sémiologiques ressortissent à une double historicité: la manière dont Rimbaud négocie le legs romantique et revendique le modèle parnassien pour mieux le défausser; et celle dont il (re)donne puissance au projet politique qui a été au cœur de la Commune de Paris, plaçant l’acte de création au futur dans un mouvement constant de déterritorialisation ou de “unpredictability” (71).

En l’occurrence, la matérialité de la poésie se comprend tout autant comme “materiality in poetry” (14). L’hypothèse centrale de l’essai se décline en effet autour du corps, des corps—non seulement le corps singulier du sujet lyrique mais plus encore les corps marqués par les stigmates de l’exploitation économique ou de la pauvreté, les corps insoumis de la crapule révolutionnaire, et pour finir les corps “queer,” à la sexualité déviante ou réprimée, qui troublent la catégorisation normative des genres. Plus précisément, si le corps désigne une “question” (8) récurrente et persistante dans l’œuvre, l’enjeu est de savoir comment d’individuel celui-ci devient collectif. D’un côté, Rimbaud neutralise l’antinomie métaphysique de l’idée et de la matière, lui substituant une dialectique qui permet d’envisager “a crisscrossing implication of ideas in the material, and of the materiality of ideas” (11). Une telle perspective trouve évidemment appui sur la conclusion d’Une saison en enfer dont le narrateur entend “posséder la vérité dans une âme et un corps.” De l’autre côté, ce corps apparaît comme un lieu à la fois de détermination(s), de résistance(s) et de force(s), ce qui noue le texte à l’histoire, et par conséquent à sa dimension sociale et politique.

Il va sans dire que s’il est possible de postuler “a poetics of the body” ou “a rhetoric of incorporation” (2), c’est au titre d’une esthétique, au sens premier de la connaissance sensible. Plus précisément, et c’est l’un des ancrages épistémologiques majeurs du livre, le sensible est conçu comme l’ensemble des manières de sentir, de voir ou de dire en partage dans une collectivité. On reconnaît là le partage du sensible cher à la philosophie de Jacques Rancière. L’idée de corps politique en est inséparable; les termes mêmes de la démonstration en dépendent sous l’espèce d’une “co-ontology” (66), du “being-with” (151)—être-avec (Mitsein) ou être-ensemble—ou du “in-common” (241). À cet égard, le relais est incontestable entre “a form of critical, utopian poetics” (28), l’invention politique du commun par le corps, et l’urgence démocratique et sociale qui s’exprime après la chute du Second Empire et plus encore après la répression sanglante de mai 1871. À cette poétique correspond un nouveau cogito, ou cogito sensible (61), dont la condition repose d’après les lettres à Izambard et Demeny sur un “dérèglement” de nature sémantique et somatique (“de tous les sens”), capable de redéfinir l’instance discursive comme altérité radicale: “Je est un autre.”

Les présupposés philosophiques de la démarche (qui emprunte également à Agamben, Esposito ou Nancy) croisent ici les recherches pionnières de Ross Chambers ou de Steve Murphy sur la littérature d’opposition au XIXe siècle. De même, l’histoire sociale et l’histoire des formes poétiques s’équilibrent en illustrant, au long de cinq chapitres, la même méthode. Robert St. Clair associe étroitement textualité, intertextualité et contextualité. Il revendique une lecture à la loupe de “Sensation,” “Les Effarés,” “Au Cabaret-vert, cinq heures du soir,” “Le Forgeron,” ainsi que du “Sonnet du trou du cul” que Rimbaud a écrit “hand-in-hand” (247) avec Verlaine dans l’Album zutique. En regard de la thèse générale du livre, chaque poème se trouve donc mis en perspective par sa situation chronologique, ses stratégies formelles (voir le traitement de l’alexandrin aux pages 155 et suivantes) et le dialogisme qu’il met en œuvre—du discours social (les théories misérabilistes, le partage entre le temps du travail et le temps du loisir à l’âge du capitalisme industriel, les conceptions médico-légales sur l’homosexualité masculine), aux hypotextes et intertextes implicites ou déclarés (comme “Souvenir de la nuit du 4” de Victor Hugo pour l’étude consacrée au “Forgeron”) ou aux relations entre les arts (par exemple, l’examen comparé du “Sonnet du trou du cul” et du Coin de table d’Henri Fantin-Latour). Et à l’inverse, chaque texte met en perspective l’articulation entre poiesis et praxis, la manière dont s’y prépare puis se déclare la figure résolument politique du voyant, sa logique d’émancipation face à ce que Robert St. Clair appelle “the grammar of the given” (182), l’ordre naturalisé des choses avec ses inégalités et ses souffrances. Car à quoi bon écrire ou même étudier la poésie si elle n’est pas cette contre-force capable de défier le champ du réel?