Masson on Moran, ed. (2013)
Moran, Claire, ed. The Art of Theatre. Word, Image and Performance in France and Belgium, c. 1830-1910. Oxford: Peter Lang, 2013. Pp. 334. ISBN: 9783034308267
Ce volume interdisciplinaire, enrichi de cinquante-cinq illustrations en noir et blanc, explore les relations entre l’art, la littérature et la scène, en France et en Belgique, des années 1830 à 1910, époque où commence à émerger la société du spectacle et pendant laquelle artistes et dramaturges collaborent de plus en plus. Dans son introduction, Claire Moran explique que les études rassemblées révèlent la croissance du nombre et de la variété des théâtres en France et en Belgique. Les spectacles de théâtre—non seulement des mélodrames et vaudevilles, des pièces naturalistes ou symbolistes à la fin du XIXe siècle, mais aussi des numéros de cirque et de funambules, les théâtres de marionnettes, le retour de personnages de la Commedia dell’arte et des opérettes—deviennent à cette époque la forme de divertissement la plus populaire pour toutes les classes sociales.
Dans la première partie, “Culture of Performance in the Nineteenth Century,” Laurence Senelick met en lumière la modernité d’Offenbach dans un essai intitulé “The Offenbach Century.” La musique de ce compositeur pénétra toutes les sphères sociales françaises, sa popularité dépassa les frontières et se prolongea au XXe siècle. Grâce aux représentations théâtrales, aux dessins, mais aussi aux photographies, ses personnages devinrent des icônes. L’essai de Karen Humphreys, “Barbey d’Aurevilly and Mlle Duverger: Spectacle and Performance in the Théâtre de la Gaîté and Le Gaulois,” souligne l’importance des articles de presse sur le théâtre. L’auteure présente d’abord la pièce La Fille des chiffonniers d’Auguste Anicet-Bourgeois et Ferdinand Dugué. Elle propose ensuite la lecture d’un article paru dans Le Gaulois de Leroy sur la représentation du 16 avril 1869, et celle de la critique de Barbey d’Aurevilly publiée dans Le Nain Jaune, et en plus, deux réponses à la critique parue dans Le Gaulois: celle d’une actrice, Augustine Duverger, et celle de Barbey. Pour finir, elle complète ce panorama de la réception avec un article paru dans un journal en Nouvelle-Zélande plusieurs mois après. Ce journal offrant à son tour une représentation de la représentation, enrichie des altercations entre l’actrice et Barbey, devient à son tour scène de théâtre et reflet de la société du spectacle.
Le titre de l’article de Séverine Reyrolle, “L’art marionnettique: laboratoire de la modernité dramaturgique,” confirme, comme l’avait souligné George Sand avant Maeterlinck, Claudel et Birot, l’importance des marionnettes dans la conception de l’esthétique dramaturgique moderne. Il est donc regrettable que l’auteure ne fasse mention ni des écrits de Sand (Le Théâtre des marionnettes de Nohant, Lévy, 1876), ni de ceux de Maurice Sand sur le théâtre des marionnettes de Nohant, étant donné leur aspect expérimental et novateur. Dans son éblouissant essai, “Le tableau vivant et la scène du corps: vision, pulsion, dispositif, ” Arnaud Rykner dévoile les tenants et les aboutissants de la scène de théâtre immobile qu’est le tableau vivant et les mécanismes psychiques individuels qu’il active. Il explique ainsi le succès du genre jusqu’à la fin du XIXe siècle: “Le tableau vivant nous dit […] comment se constitue une image, au croisement d’un espace intime et d’un espace collectif, d’une dénégation organisée et d’une pulsion plus ou moins répressible” (89).
Dans la deuxième partie, “Exchanges and Collaborations: Dramatists, Painters and the Stage,” Sandra Bornemann rappelle que Vuillard personnifie l’interaction entre les beaux-arts et le théâtre (“Interior and Stage: Intimisme in the Work of Édouard Vuillard”). Elle démontre de façon convaincante que sa coopération avec Lugné-Poe au Théâtre de l’Œuvre aboutit au concept de scène intérieure qui devint caractéristique du théâtre d’avant-garde. L’intérieur n’est plus seulement un lieu, mais un participant actif, aussi bien dans la peinture symboliste qu’au théâtre. L’article de Jill Fell consacré à “Paul Ranson, Alfred Jarry and the Nabi Puppet Theatres,” apprendra sûrement à beaucoup que les Nabis, incités par Ranson (excellent peintre et acteur), avaient créé, à la fin du XIXe, deux théâtres de marionnettes: le théâtre des Nabis, puis le théâtre des Pantins dont le but était d’aider financièrement Jarry. Fell insiste sur la fascination de Jarry et de Ranson pour le potentiel satirique des marionnettes.
Camille Racine s’intéresse à l’évolution des décors à la fin du XIXe, et plus spécialement à la petite révolution qu’engagea Jacques Rouché en faisant appel à des peintres d’avant-garde plutôt qu’à des décorateurs. Dans son article, “Un peintre au théâtre: les décors de George Desvallières pour le Théâtre des Arts, 1911-1913,” elle atteste que cette expérience du théâtre eut un effet décisif sur l’“œuvre monumentale” de ce peintre qui initia le renouveau de l’art sacré au XXe siècle (137). Katherine Hoffman, dans “The Enchanted Early World of the Ballets Russes: Exploring Visual Arts and Theatrical Collaborations,” dépeint de quelle façon les Ballets Russes exemplifient la collaboration interdisciplinaire entre artistes qui contribua à l’expansion du concept de “société du spectacle.” Elle conclut qu’ils ont permis de créer des liens entre différents aspects de l’Est et de l’Ouest, et servi de laboratoire expérimental à la Modernité.
Dans “Exposition et reconnaissance de la femme-fleur dans La Curée: variations sur les tableaux vivants, mise en scène de la stérilité,” Aude Campmas analyse la mise en scène théâtrale de la femme comparée à une fleur, tout spécialement dans les tableaux vivants du chapitre six du roman de Zola. Selon l’auteure, cette mise en scène “participe à l’exposition critique des mœurs des Parisiennes et amorce une réflexion sur leur désertion du foyer et les conséquences de cette défection pour la nation” (166). Dans cette convaincante analyse, Campmas conclut que “Zola entame dans La Curée une réflexion sur la (non)-fécondité, laquelle est vue comme l’une des causes de la débâcle de 1871” (181). Dominique Jeannerod commence son essai, “Portraits de l’insaisissable: l’art et la représentation d’Arsène Lupin sur scène,” avec une question qui met en évidence l’impact qu’eut le théâtre sur la notoriété que devait prendre le personnage d’Arsène Lupin: “mesure-t-on encore aujourd’hui ce que fut à Arsène Lupin l’acteur André brulé […]?” (183). Ce succès de théâtre, qui sera suivi du succès au cinéma, est la raison pour laquelle Leblanc dut y consacrer le reste de sa carrière.
Dans la troisième partie, “Aesthetics: Toward an Art of Theatre,” Olivia Voisin s’intéresse à la peinture représentant des scènes historiques, qui doivent beaucoup aux pièces de théâtre de l’époque, dans “‘Spectacle dans un fauteuil’: naissance d’un genre iconographique, 1825-1840.” Le “spectacle dans un fauteuil” n’est pas ici le théâtre à lire, celui qu’on associe souvent à Musset, mais c’est le tableau du peintre qui offre “à un public avide de capturer du regard l’éphémère de la scène un théâtre détaché des programmations et des modes, sans rideau pour mettre fin à la représentation, à contempler chez soi dans un fauteuil” (214). Dans “A Play within a Play: Manet’s Self-Portraits and the Art of Performance,” Claire Moran rappelle la fascination de Manet pour les gens de théâtre et les représentations théâtrales, mais son étude a pour but de mettre l’emphase sur la fonction esthétique de la performance dans l’art de Manet. “By linking the self-portraits with Manet’s portraits of actors in the role of Hamlet, an inner play emerges that reveals the artist as actor” (216), qui, comme Moran conclut, inscrit dans son œuvre la nécessaire présence du spectateur, ou La Place du spectateur (1990, traduction de Absorption and Theatricality, 1980), titre d’un autre livre de Michael Fried non mentionné et pourtant publié avant Manet’s Modernism (nous notons également que Fried bien que convoqué dans l’essai ne se trouve pas dans l’index). Dans “Degas and Zola: Piercing the Veil,” Karen Stock suggère que ces deux créateurs incitent le regard voyeuriste du spectateur qui pourtant ne peut dépasser l’écran du théâtre ou du tableau afin que soient préservées l’illusion de l’art et l’attraction du charme féminin. Dans “The Bibliophile’s Book as Theatrical Performance: Pelléas et Mélisande Illustrated by Fernand Khnopff,” Xavier Fontaine soulève deux questions importantes concernant cette édition illustrée de la pièce symboliste de Maeterlinck: “How does the book object establish its interaction with the reader? And given that we are dealing with a Symbolist play, how is this interaction linked to theatricalisation?” (260). La lecture sensorielle de la pièce illustrée fait du lecteur, l’auteur d’une performance; grâce aux images, il entre sur la scène. L’édition illustrée devient alors “un livre-théâtre” qui convoque efficacement les sens. Le titre “Masks, Modernity and Egoism: Theatrical Practice in James Ensor and Maurice Maeterlinck,” indique la complexité de la réflexion d’Andrei Pop qui passe de la modernité du masque chez Ensor à un essai de Maeterlinck sur le théâtre des masques pour établir comment Ensor “transcends egoism without really going beyond it, by incorporating his masked world into an egoist theology or, more precisely, an egoist psychology of religious experience” (288). “Staging and Writing the Arabesque: The Aesthetics of Line in Nabi Painting and Avant-Garde Theatre in the Late Nineteenth Century,” décrit bien le contenu de l’essai de Clément Dessy. L’arabesque, qu’on trouve aussi bien en littérature qu’en peinture, est aussi expérimentée au théâtre; cette ligne sinueuse influence le texte dramatique: “Decorative art and literature merge in the idea of fantaisie and the ‘mentalization’ of the creation” (326).
Avec cette édition, Claire Moran offre un fascinant panorama de l’effervescence créatrice dont le monde du théâtre fut l’objet en ouvrant ses lieux de création à des artistes du visuel. La richesse des articles aurait permis de faire une bibliographie utile qui aurait complété ce volume dont la lecture nous fait vivre l’ébullition intellectuelle provoquée par les nombreuses collaborations artistiques entre 1830 et 1910.