Valazza on Poulet-Malassis, ed. Carrère (2013)
Poulet-Malassis, Auguste. Lettres à Charles Asselineau (1854-1873). Ed. Christophe Carrère. Paris: Éditions Honoré Champion, 2013. Bibliothèque des correspondances, mémoires et journaux 73. Pp. 528. ISBN: 978-2-7453-2477-1
Un esprit hante les lettres adressées par Auguste Poulet-Malassis à Charles Asselineau sur près de vingt ans: celui de Charles Baudelaire, dont le premier fut l’éditeur dévoué, et dont le second écrivit la première biographie, parue en 1869, un peu plus d’un an après la mort du poète. S’interrogeant sur l’“amitié” qui lia ces trois hommes, Georges Blin soutenait que “Baudelaire porte un cœur trop haut pour ces médiocres” (Baudelaire, 1939). Or, l’intérêt croissant qu’a suscité la figure de Poulet-Malassis ces dernières années, dont témoignent nombre de travaux tels que la biographie de Claude Pichois (Auguste Poulet-Malassis. L’éditeur de Baudelaire, 1996), l’essai bibliographique de Gérard Oberlé (Auguste Poulet-Malassis. Un imprimeur sur le Parnasse, 1996), plusieurs articles scientifiques et quelques volumes de correspondances, a permis de faire tomber ce préjugé sans fondement et d’accorder enfin au premier éditeur des Fleurs du Mal (1857) la place qui lui revient dans le domaine des études baudelairiennes.
L’édition critique des Lettres à Charles Asselineau, soigneusement établie et richement annotée par Christophe Carrère, contribue à ce mouvement de réhabilitation de Poulet-Malassis. Par rapport à la biographie de Pichois, admirable mais parfois lacunaire ou imprécise dans sa relation de l’existence tourmentée de l’éditeur, le travail d’annotation de Carrère prend soin d’élucider les moindres circonstances motivant ou entourant la correspondance. Il en résulte un ouvrage chargé de notes, mais qui se révèle d’une grande utilité pour tout chercheur s’intéressant à Poulet-Malassis, à Baudelaire, voire au champ littéraire et éditorial sous le Second Empire. Le paratexte de l’édition est par ailleurs complété d’une préface biographique, de plusieurs annexes reproduisant pour la plupart des articles nécrologiques sur Asselineau, d’une chronologie de l’éditeur, de plus de cent cinquante notices sur les personnes citées, d’une bibliographie chronologique des livres publiés et des textes écrits par Poulet-Malassis, d’une bibliographie critique, enfin de plusieurs index des noms, des lieux, et des œuvres citées. Aussi l’ouvrage constitue-t-il une mine de renseignements qui fournit un complément indispensable aux études bio-bibliographiques consacrées à Poulet-Malassis. On peut éventuellement regretter que la correspondance n’est retracée que dans un sens, dans la mesure où les réponses d’Asselineau—à l’exception de quelques extraits cités en note—ne figurent pas dans l’édition; mais ces réponses ont déjà été partiellement publiées (notamment dans l’ouvrage édité par Jacques Crépet et Claude Pichois, Baudelaire et Asselineau, 1953), et la plupart sont dispersées ou introuvables. Quant aux lettres de Poulet-Malassis, elles étaient en grande partie inédites (tel est le cas des cent vingt-cinq lettres écrites de janvier 1854 à juillet 1863, dont les autographes sont conservés aux Archives départementales de l’Orne), ou elles ont fait l’objet de publications fragmentaires dans divers ouvrages et périodiques.
Le portrait de Poulet-Malassis qui se profile à la lecture de ces lettres est celui d’un éditeur consciencieux, bien au fait des affaires de son métier. On a pu lui reprocher son inaptitude à gérer les aspects commerciaux de son travail, ce qui l’aurait conduit à la faillite, en prison et à l’exil presque forcé en Belgique en 1863; mais Poulet-Malassis ne néglige aucunement les risques financiers que comporte la profession d’éditeur. Néanmoins, son dévouement à la cause littéraire le porte à publier des œuvres téméraires (en particulier Les Fleurs du Mal, condamnées en 1857) ou dont le succès est des plus incertains (il confie ainsi à Asselineau: “Je ne crois pas qu’il y ait un rapport bien appréciable entre la vente d’un livre et sa valeur positive” [133], hérésie économique s’il en est. . .). Cette attitude relativement désintéressée l’a amené, à la fin des années 1850, à publier dans des éditions richement ornées nombre d’auteurs dont les ouvrages ne pouvaient guère éveiller l’intérêt d’éditeurs plus commerciaux (l’on songe, entre autres, à Édouard Dentu et à Michel Lévy); telles les Odes funambulesques (1857) de Banville (dont “la vente [. . .] ne marche pas” [88]), les Poésies complètes (1858) de Leconte de Lisle, ou encore la deuxième édition d’Émaux et Camées (1858) de Gautier. Aussi Poulet-Malassis n’est-il pas simplement “l’éditeur de Baudelaire”; son entreprise éditoriale a grandement contribué à promouvoir une génération de poètes qui allait par la suite être associée au Parnasse contemporain, au moment où Alphonse Lemerre prit le relais de l’éditeur exilé en Belgique.
Les lettres que Poulet-Malassis rédigea pendant son exil bruxellois (1863-1871) sont sans doute les plus captivantes parmi celles adressées à Asselineau. L’on y trouve une foule de renseignements sur les activités clandestines de l’éditeur: sur l’impression de livres obscènes et de pamphlets hostiles à l’Empire, sur leur diffusion en France par voie de contrebande, ainsi que sur les saisies et les procès par contumace qui furent intentés à l’éditeur exilé et à ses alliés. Asselineau ne partageait manifestement pas le goût de Poulet-Malassis pour les curiosités libertines et bibliophiliques; aussi ce dernier demeure-t-il circonspect lorsqu’il évoque ses éditions licencieuses, tel l’imposant Parnasse satyrique du XIXe siècle, orné d’un frontispice priapique dessiné par Félicien Rops: “Je partage tout à fait votre avis sur sa composition, mais notre avis n’est pas celui des imbéciles qui achètent ces sortes de recueils” (223). L’on peut mettre en doute la bonne foi de l’éditeur à ce propos.
Toujours à Bruxelles, Poulet-Malassis se révéla être l’ami le plus assidu au chevet de Baudelaire, après que celui-ci eut été atteint, en mars 1866, de l’attaque cérébrale dont il ne devait jamais se remettre (“moi seul depuis qu’il est malade ai passé des heures entières avec lui.—Ceci soit dit pour vous faire admettre qu’à la rigueur j’aie pu voir plus clair dans son état mental que les médecins” [234]). Lorsque Baudelaire fut rapatrié en France, en juillet de la même année, Asselineau assuma ce même rôle de garde-malade, il est vrai avec moins d’assiduité, jusqu’au décès du poète un an plus tard. La réelle affection dont témoignent Poulet-Malassis et Asselineau pour leur ami condamné ne les empêche pas d’aborder, dans leur correspondance, la question de la publication des œuvres du poète (“Devant cette situation, je ne peux plus hésiter à entamer la question littéraire” [238]). Mais cet intérêt éditorial paraît moins motivé par des raisons commerciales (du reste incertaines), que par un empressement à diffuser l’œuvre de Baudelaire (“Une édition des Fleurs du Mal manque en librairie, et nous devons à notre ami de la faire, et non définitive, car nous ne pouvons pas laisser croire, nous, que nous le croyons fini, lui” [246]), afin d’en aviver la mémoire et d’asseoir le statut du poète au sein du champ littéraire.
Tel est l’héritage que le premier éditeur des Fleurs du Mal nous a légué; l’édition critique des Lettres à Charles Asselineau fournie par Christophe Carrère nous permet enfin de l’apprécier d’après son témoignage direct.