Brossillon on Gauthier (2020)
Gauthier, Vicky. Rachilde: écrivaine fantastique monstrueuse. L’Harmattan, 2020, pp. 240, ISBN 978-2-343-21099-5
Rachilde: écrivaine fantastique monstrueuse de Vicky Gauthier présente un travail inédit sur une quarantaine de romans de Rachilde à la lumière du “fantastique du monstrueux moral,” tel qu’il a été défini par Nathalie Prince dans Le Fantastique (2008), en suivant un fil d’Ariane innovateur, le monstre célibataire, “personnage phare” de la fin du siècle, avec cette particularité chez Rachilde que son célibataire est une femme.
Dans son introduction, Gauthier présente le contexte sociohistorique, politique et artistique des œuvres de Rachilde, donnant de la fin du siècle une “impression inquiétante de fin du monde, de déclin, de décadence” (18). Un nouvel intérêt pour le bizarre et le monstrueux, le pervers et le marginal, trouve alors une voix dans la littérature de la décadence, cette littérature de l’excès et de l’évasion, avec une “[p]ropension à la démesure, à l’irrévérence, au blasphème, à la sensualité et au morbide” (20). Gauthier considère Rachilde comme l’un des piliers de la décadence même si son alliance aux antidreyfusards et ses propos misogynes ont fini par la faire sombrer dans l’oubli. Ses critiques de l’époque l’accusent de répéter les mêmes motifs, tandis que la critique actuelle tend à ne s’intéresser qu’aux mêmes textes (Monsieur Vénus, La Marquise de Sade, La Jongleuse). Par cette étude, Gauthier veut “sortir Rachilde de cette stigmatisation plutôt réductrice et de cette redondance critique” (28).
Dans son premier chapitre, Gauthier décrit l’évolution historique du fantastique au cours du siècle, en mettant l’accent sur son second souffle (1860-80) qui fait preuve d’une perversité et d’une monstruosité sous-jacentes qu’elle attribue au développement des sciences humaines (médecine positiviste, psychiatrie), et des sciences occultes. Gauthier s’intéresse également au texte-monstre qui oscille entre monstration et suggestion (plus répandue), autant d’effets de style qui ajoutent à l’inconfort du lecteur. La suggestion peut passer par l’utilisation de l’italique, les silences, les tournures exclamatives et interrogatives, les points de suspension, le style poétique (métaphores, allégories), ou encore les hallucinations des personnages, ce que l’on retrouve dans La Jongleuse, La Tour d’amour, Madame Adonis, Monsieur de la nouveauté, et Le Meneur de louves. La monstration se fait par le biais de répétitions, d’énumération, d’hyperboles, de surenchère, comme dans La Tour d’amour, L’Animale, Le Grand Saigneur, Le Meneur de louves, et Madame de Lydone, assassin.
Le deuxième chapitre étudie d’abord la naissance puis l’épanouissement du personnage célibataire dans la littérature du XIXe siècle, les sciences, la philosophie et les arts, pour ensuite se concentrer sur les personnages rachildiens monstrueux,. Gauthier utilise Les Anormaux de Foucault pour étayer son historique du développement de la figure du monstre qui, à la fin du XIXe siècle, abandonne les “classiques” (vampires, mort-vivants, etc.) pour un être humain qui est simplement immoral et asocial, donc fantastique et monstrueux. C’est le célibataire-vampire du Grand Saigneur ou encore le célibataire-nécrophile de La Tour d’amour.
Les femmes célibataires rachildiennes sont en tous points semblables à leurs homologues masculins, Rachilde ayant “adapté et féminisé le personnage du célibataire fantastique fin-de-siècle” (130): misanthropes, misogynes, misogames et monomanes (définition du célibataire proposée par Nathalie Prince). Ces êtres doublement monstrueux ont une vision platonicienne de l’amour et une soif de liberté, elles rejettent l’amour, le mariage, et la maternité, telle la déesse romaine de la chasse, Diane, personnage-mythe qui réapparaît en filigrane tout au long des romans. Gauthier distingue trois types de femmes célibataires chez Rachilde: la célibataire prêtresse (Eliante Donalger dans La Jongleuse, prêtresse de l’amour narcissique), la célibataire animale (Laure Lourdès de L’Animale dont l’esprit libre et le comportement sauvage la mènent à des amours zoophiles), et la célibataire déchue (Renée Fayor dans Nono ou encore Marie Faneau dans Le Grand Saigneur dont le mariage, “cette tentative de normalisation sociale” [135], devient vampirique).
Dans le troisième et dernier chapitre, Vicky Gauthier analyse l’intérieur des personnages fantastiques monstrueux rachildiens en utilisant le concept d’“écofantastique”—le fantastique du chez-soi—pensé par Nathalie Prince, et la notion de maison définie par Gaston. Il existe un lien étroit entre habitants et habitats puisque ce lieu hermétique permet de rester hors-du-temps, en marge d’une société dont ils ne reconnaissent ni les normes ni les valeurs. Gauthier mentionne Madame de Lydone, assassin, dont le vieil hôtel parisien est un vestige de la décadence, sorte d’anachronisme, comme sa maîtresse. Les objets participent également de cet écofantastique, comme dans l’intérieur kitsch et artificiel des Hors nature où les bibelots prennent vie alors que Paul-Éric semble, lui, réifié. Le tableau de La Virginité de Diane, objet fantastique monstrueux, détruit quant à lui tous les personnages du roman. Nous pourrons noter que la description du phare d’Ar-Men de La Tour d’amour, ce lieu isolé qui rend fou, aurait plus naturellement trouvé sa place ici que dans le deuxième chapitre.
Dans sa conclusion, Gauthier prend la défense de Rachilde devant ses détracteurs qui l’ont accusée d’avoir écrit et réécrit le même monstre décadent jusqu’à sa mort en 1953. Pour elle, la déclinaison de ce personnage de femme célibataire critique une vision traditionnelle bourgeoise qui emprisonne la femme dans un rôle de mère et d’épouse. Enfin, Gauthier émet l’idée que Rachilde est peut-être le vrai monstre qui se cache derrière ses personnages car elle est une auteure qui effraie la critique.
Gauthier a su mettre à jour des textes peu connus (et difficiles à trouver car non réédités) de Rachilde, et éclairer les plus connus d’une lumière originale. Elle étudie la femme célibataire, personnage peu étudié et pourtant apparenté au célibataire masculin des textes fantastiques de la décadence. Une toute petite remarque cependant: la première partie du premier chapitre (contexte général) aurait pu être placée dans l’introduction, afin de “donner la parole” à Rachilde dès le début du premier chapitre, mais ceci n’enlève en rien à la qualité du travail effectué. La bibliographie enfin sera une ressource précieuse pour les chercheurs et autres amateurs de Rachilde.