Bertran de Balanda on Bat, Marie-Bernard et al. (2019)
Bat, Marie-Bernard, Glaudes, Pierre et Sermadiras, Émilie, éditeurs. Les Paradoxes d’Octave Mirbeau. Classiques Garnier, 2019, pp. 335, ISBN 978-2-406-078700-7 / 978-2-406-078701-4
Changeant dans ses convictions politiques comme esthétiques, intempestif, polymorphe et polyphonique, Mirbeau est l’homme de tous les paradoxes. Évidence qui n’avait fait l’objet à ce jour d’aucun travail de fond, et à laquelle ce précieux ouvrage, précisément intitulé Les Paradoxes d’Octave Mirbeau et publié à l’occasion du centenaire de la mort de l’écrivain, donne enfin ses lettres de noblesse. Quatre parties délimitent autant de prismes herméneutiques : “Questions de poétique,” “Mirbeau philosophe et moraliste,” “Nouvelles lectures des romans” et “Mirbeau, les arts, la bibliophilie,” éliminant d’emblée tout risque de dispersion thématique—risque majeur dès lors qu’on s’attelle à l’œuvre mirbellienne.
Première ambivalence, le rapport aux courants contemporains auxquels on a pu l’associer, tels le naturalisme zolien ou le roman psychologique de Bourget. Concernant celui-là, Francesco Fiorentino démontre que le sentiment d’échec éprouvé par l’auteur face à la réception de L’abbé Jules révèle en fait une innovation narrative féconde, “imperfection qui le situe à l’avant-garde de l’expérimentation romanesque de la fin du siècle” (27). Quant à celui-ci, après avoir rappelé les relations houleuses entre les deux hommes, Marie-Françoise Melmoux-Montaubin nous livre des extraits d’une pièce unique, l’exemplaire d’Une Idylle tragique largement annoté de la main de Mirbeau : ses remarques impitoyables—et éminemment savoureuses—nous informent sur le vif de deux trajectoires narratives et stylistiques résolument divergentes. Deux chapitres interrogent entre-temps le sens profond de certaines récurrences formelles ou tropiques: Éric Bordas scrute ainsi le recours à la redondance, la répétition agissant comme un “symptôme” dont “l’insistance qu’elle découvre relève d’un malaise psychologique” (33); en somme, “la répétition comme figure de diction textuelle est un élément macrostructural de ponctuation très puissant, participant de la représentation d’une conscience troublée” (34). Marquant l’annulation du logos par lui-même, elle laisse fuir le sens et ouvre la voie à l’ironie, expression ultime du pessimisme. Arnaud Varelle, pour sa part, interprète avec pertinence le recours au genre anecdotique non comme la seule infusion d’habitudes journalistiques dans le matériau romanesque mais comme une arme servant le combat contre les topoï de la droite chauviniste et du nationalisme barrésien.
Car Mirbeau est avant tout un moraliste libertaire—nous nous permettons l’alliance de mots—dénonçant, via l’omniprésence du champ lexical du dégoût qui “irrigue les fictions mirbelliennes et semble être, bien plus qu’un tic d’écriture, un véritable rapport au monde” (Loïc Le Sayec ; 99), l’“ordure par l’ordure” (chapitre éponyme). Pour ce faire, il multiplie les dispositifs discursifs introduisant la subversion dans la matière textuelle, qu’il s’agisse de la glossolalie et du tic hystérique (Bertrand Marquer) créant une “poétique de la grimace” (124), de la farce comme transgression carnavalesque de la doxa (Sarah Brun), ou encore d’une double polarisation de l’espace diégétique vers le cynisme antique de Diogène et le cynisme moderne ou kunisme (Ludivine Fustin). Il est dès lors logique que la partie se close sur l’acte fondateur de l’engagement politique de Mirbeau, soit son “entrée en dreyfusisme” (Alain Pagès).
Dans un troisième mouvement, le lecteur se voit proposer des pistes de relecture novatrices de quatre romans majeurs. Le Calvaire, d’abord, est présenté par Romain Henriquez comme une intersection entre réalisme et hallucination, ce véritable “système perceptif paradoxal” (183), dont le mystère est à son tour résolu par la parole. L’abbé Jules, ensuite, peut se lire selon Émilie Sermadiras “comme un traité aliéniste, hybridé avec une Vie de Saint,” “entrecrois[ant] des modèles d’intelligibilité a priori incompatibles l’un avec l’autre” (197). Le bagage religieux de Mirbeau permet un renversement axiologique de la bipartition manichéenne entre Bien et Mal, autorisant à son tour celui des critères épistémiques distinguant la sagesse de la folie et laissant in fine le héros comme le lecteur en proie au vertige d’un vacillement de toutes les certitudes. Le Journal d’une femme de chambre, dans un chapitre portant le titre éloquent de “Célestine reporter,” est pour sa part envisagé par Éléonore Reverzy comme une forme mixte tenant de l’écriture diariste et de l’écriture journalistique, elle-même marquée par la disparate des éléments qui la composent. Journal intime, il est aussi journal d’une enquête sociologique à la manière de l’immersion reporting (220), ici dans les coulisses d’une bourgeoisie peinte sans fard. Dingo, enfin, cette “biographie animale” (225), fait l’objet d’une lecture nietzschéenne: pour Pierre Glaudes, il constitue un “ego expérimental, de nature allégorique, qui permet à l’écrivain d’incarner, sous la forme d’une bête sauvage venue d’un pays lointain, le type d’un individu en plein accord avec sa nature, obéissant à son élan vital, pour qui les conventions sociales et les interdits moraux n’existent pas” (232). Nouveau Zarathoustra, le “chien-dieu” (238) déchaîne librement sa volonté de puissance, force dionysiaque se déployant sans entraves vers son dépassement.
Les quatre chapitres nourrissant la dernière partie déplacent la focale sur des questions d’ordre plus esthétique. Ainsi, dans “Soleils noirs”, Jacques Dürrenmatt propose une vision neuve des jugements ambigus portés par Mirbeau sur la peinture, en particulier celle de Monet. Cyril Barde, de son côté, dissèque l’ “aversion intelligente” que l’écrivain semble vouer à l’Art Nouveau, La 628-E8 introduisant la vitesse comme “moyen d’appréhender différemment la nature” (Marie-Bernard Bat ; 286), l’auteur puisant dans le progrès technique “l’énergie vitale à même de revivifier les arts” (298). L’ensemble se clôt sur un Mirbeau “bibliophile malgré lui” (Marine Le Bail), l’esthétisme livresque posant “les jalons d’une république des lettres intérieure, au sein de laquelle l’objet-livre cesse d’être matière morte pour devenir forme-sens” (319).
Un bel hommage donc, où le judicieux équilibre entre citations et analyse laisse gronder la voix tonitruante de ce personnage hors norme qui revendiquait le paradoxe comme un droit naturel, et nous invite à le relire encore et encore.